Pour tout ce qu’il a apporté au cyclisme, Jean de Gribaldy méritait bien ce magnifique hommage que lui rend Pierre Diéterlé dans un ouvrage qui vient de sortir aux Editions du Sekoya : « Jean de Gribaldy, la légende du Vicomte ». Une immersion très détaillée dans la vie et la carrière de ce personnage hors du commun, ancien coureur des années de guerre et d’après-guerre, devenu commerçant, puis directeur sportif, manager et amis des stars du showbizz parisien qu’il aimait côtoyer au gré de ses nombreuses escapades dans la capitale.
Jean de Gribaldy s’est tué au volant de sa voiture le 2 janvier 1987 au matin, à Voray-sur-l’Ognon, sur l’une de ces petites routes de Franche-Comté, sa région, qu’il parcourait souvent et connaissait si bien. Il allait avoir 65 ans et l’onde de choc a été durement ressentie dans tous ces milieux qu’il avait marqués de son empreinte, faite d’élégance et de bonnes manières, et où il évoluait comme un poissons dans l’eau.
Jean était un gentleman et tous ceux qui l’ont connu n’oublieront jamais cette prestance qui le distinguait de ses pairs : Ray Ban sur le nez, cheveux blancs ondulés et toujours bien coiffés, avec cette façon d’affirmer une autorité naturelle sans jamais élever la voix. Beau parleur, dans le bon sens du terme et avec un phrasé très personnel, il savait convaincre et véhiculait un enthousiasme communicatif.
Personnage anticonformiste, à la fois marginal et un peu frondeur, cet ancien professionnel qui fut un très bon grimpeur et participa à trois Tour de France (1946-48-52), recyclé dans le commerce d’appareils électro-ménager après sa carrière, restera notamment comme un découvreur de talents. C’est lui qui à déniché en 1968 le Portugais Joaquim Agostinho, puis qui a lancé la carrière de l’Irlandais Sean Kelly, dès 1976. Deux joyaux parmi d’innombrables talents (Laurent, Bittinger, Leclercq, Pélier, etc) que « Monsieur Jean », comme beaucoup de ses coureurs l’appelaient par respect, a d’abord pris sous son aile avant de les diriger vers les sommets en se jouant des difficultés nées de son statut un peu particulier : à la fois entrepreneur, homme d’affaires, sponsor, conseiller personnel et confident. Une vie riche et mouvementée pour régler les problèmes des autres et œuvrer dans la cour des grands sans beaucoup de moyens.
« De Gri », comme on l’évoquait dans les discussions, était aussi l’homme des causes perdues, capable de remettre sur les rails des laissés pour compte ou des champions égarés, en mal d’équipe. Ce fut notamment le cas de Jean Jourden, l’ex-champion du monde amateur, et de Roger Pingeon, le vainqueur du Tour de France 1967, sous le maillot Rokado, en 1973. Plus que tous, il savait se montrer persuasif et, en 1980-81, amènera la Société des engrais Monot (SEM) à investir dans le cyclisme professionnel autour d’Agostinho, Kelly, Beucherie, Bittinger, Caritoux, Leclercq, Dall’Armenina, les Suisses Grezet et Jörg Müller, les Hollandais Rooks et Kneteman, Tinazzi et Fredéric Vichot, entre autres. Ce qui lui vaudra sa plus grande, sa plus belle réussite, celle qui lui confèrera une autre dimension et lui offrira une revanche personnelle sur les grandes firmes Peugeot et Mercier.
Le début d’une nouvelle aventure, avec des succès de prestige sur tous les terrains (Paris-Nice, Critérium international, étapes du Tour de France et maillot vert, Liège-Bastogne-Liège, Paris-Roubaix, Tour de Lombardie, Tour de Suisse, championnat de France, Tour d’Espagne, Tour de Romandie, Amstel Gold Race, etc). D’autres partenaires viendront par la suite soutenir ses initiatives, Skil puis Kas en 1986 qui accueillera notamment le prometteur néo-professionnel Vaudois Pascal Richard.
Au total, entre 1964 et 1987, Jean de Gribaldy aura mis sur pied et dirigé, avec la collaboration de son complice Christian Rumeau, vingt-et-une équipes professionnelles. Sans descendre dans des hôtels de luxe, sans médecin attitré, sans autocar, sans oreillettes, sans pédalier SRM et sans ordinateur. En toute simplicité. Et pourtant, il était en avance sur son temps, après avoir introduit les cadres en aluminium Vitus collés, insisté sur tous les détails, en particulier sur la nourriture et la diététique, et suivi de près la récupération de ses coureurs.
Un directeur sportif à l’ancienne, qui savait convaincre, un manager discret, qui était peut-être plus moderne dans sa tête que beaucoup de ceux qui prennent aujourd’hui le sport cycliste pour la Formule 1.
Bertrand Duboux